Ed. Grasset

 

Je ne savais pas si je pleurais pour Antigone, pour Imane, Charbel et les autres, ou parce que j’y avais cru, coûte que coûte. Des larmes que j’avais retenues depuis la première page coulaient doucement sur mes joues au moment où je refermai l’ouvrage. Sorj Chalandon propose un roman de l’humain, un rêve sur fond de reportage de guerre, si violemment réaliste que l’on pourrait croire que l’on est de ceux qui ont vu. Le quatrième mur est un livre merveilleux, aux couleurs du sang qui s’écoule des corps brisés, des cèdres qui peuplent les montagnes sublimes du Liban et des tentures déchirées qui s'accrochent desesperement aux colonnes noires du theatre ; Une tragédie sans vers sinon ceux de Victor Hugo apparus au hasard d’un échange de tirs ; Le récit d’un théâtre où les marionnettes sont tenues par des fils reliés à des fusils et récitent leurs textes dans la poussière et les gravats soulevés par les obus et les balles ; Surtout une ode à l’espoir pour ceux à qui l’on ne permet pas d’en avoir. Un Roman inspiré, inspirant. Sublime. 

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Sam était grand, cabossé et musclé à la fois, taillé comme un olivier fourbu (…) Ses cheveux courts et gris au milieu de nos crinières de gauche, sa veste de tweed frottée à nos blousons, sa manière de dévisager un lieu, de scruter un regard. Sa façon de ne jamais reculer. Ou alors lentement, en marche arrière, défiant l’adversaire glacé par son sourire. (…) Apres avoir connu la dictature, la bataille d’Athènes et la prison, il disait que nos combats étaient un genre d’opérette. Il ne jugeait pas notre engagement. Il affirmait simplement qu’au matin, personne ne manquerait à l’appel. Qu’aucun corps mort ne resterait jamais derrière nous. Il disait que notre colère était un slogan, notre blessure un hématome et notre sang versé tenait dans un mouchoir de poche. Il redoutait les certitudes, pas les convictions.

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Il disait que la vie, c’était ca aussi, un homme sur un vélo qui bouffe des kilomètres en hurlant de douleur. Il disait que le sport, c’était une autre façon de résister. A soi-même, aux difficultés, aux intempéries, à cette mélancolie qui m’allait si bien.

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J’ai cessé d’être un enfant le 9 janvier 1980 à 6 heures du matin. Mais je ne me souviens pas l’avoir souhaité. Notre fille fut appelée Louise.

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Cette maison n’était pas une ruine de guerre. Elle était la guerre. De la terrasse au sol, les combats l’avaient martelée comme un plateau de cuivre. Pas un pouce intact. Partout sur ses colonnes fragiles, ses balcons, ses fenêtres romanes, les pointillés des rafales, les impacts de tirs de précision, les écorchures de grenades, les déchirures de roquettes, les cicatrices ouvertes par les mortiers.

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Dans un coin de la pièce, une torche au verre peint en bleu. La lumière baissait. Je regardais le dos des combattants immobiles, jambes écartées. Je m’appuyais sur le frère de Charbel. Il s’appuyait sur moi. Je respirais doucement. Je pensais à Marwan, qui dormait dans sa voiture. A Imane, qui rêvait derrière ses barreaux. Au cœur de Sam, qui bipait dans la chambre. A Louise, qui occupait ma place dans le lit. A Aurore. J’étais à Beyrouth. Au profond de la guerre. C’était à la fois terrible et vertigineux. Je n’étais pas là pour ca. Ce n’était pas le mandat que Sam m’avait confié. Le pistolet d’un Druze, le fusil d’un chrétien. Je fréquentais le métal, pas le cœur humain.

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- Connais-tu Victor Hugo ?

J’ai ouvert la bouche en grand. Le phalangiste a ajusté son arme, regard perdu dans le jour tombé. Contre la crosse, il avait collé une Vierge de missel. Voile bleu, mains jointes, entre souffrance et allégresse.

- Tu connais ?

J’ai appuyé légèrement mon coude sur sa cuisse pour dire oui.

« Demain, des l’aube, à l’heure où blanchit la campagne, je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends… », a récité le tueur.

J’ai tremblé à mon tour. Mon corps, sans retenue. J’ai pleuré. Tant pis, j’ai senti cette fois sa jambe venir en aide. Je savais que mes frissons l’irradiaient. Que mes larmes secrètes remontaient à son bras, à sa main, à son doigt, posé sur le pontet de détente.

J’irai par la foret, j’irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.
Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Tri
ste, et le jour sera pour moi comme la nuit..

Et puis il a tiré. Deux coups. Un troisième, juste après. Cette fois sans trembler, sans que je sente rien venir. Son corps était raide de guerre. Mes larmes n’y ont rien fait. Ni la beauté d’Aurore, ni la fragilité de Louise, ni mon effroi. Il a tiré sur la ville, sur le souffle du vent. Il a tiré sur les lueurs d’espoir, sur la tristesse des hommes. Il a tiré sur moi, sur nous tous. Il a tiré sur l’or du soir qui tombe, le bouquet de houx vert et les bruyères en fleur.

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Marwan ne comprenait pas l’intérêt de cette pièce mais il lui avait fait don de son fils. J’étais bouleversé par cette révélation. Mon ami était de dos. Il expliquait à ses invites qu’une femme jouerait mon rôle. Que ce baiser serait donc naturel. Et aussi que le personnage de son fils était un amoureux, un courageux, un noble, qui préférait mourir avec sa promise plutôt que de vivre sans elle. Hémon était un combattant, un résistant oppose au tyran qui opprimait son peuple. Il expliquait que Nakad avait le plus beau rôle, le plus grand de tous. Qu’il incarnait l’exemple, l’espoir, la vie. Que dans cette pièce, il mourrait par amour de la liberté et de la justice. Et aussi par amour d’une femme, belle comme celles de leurs montagnes. Il a dit que son fils jouait le Druze. Le seul de tous qui avait une âme et un cœur qui battait.

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  • Non. Ne dites pas ca. Vous ne savez pas. Personne ne sait ce qu’est un massacre. On ne raconte que le sang des morts, jamais le rire des assassins. On ne voit pas leurs yeux au moment de tuer. On ne les entend pas chanter victoire sur le chemin du retour. On ne parle pas de leurs femmes, qui brandissent leurs chemises sanglantes de terrasse en terrasse comme autant de drapeaux.

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Au milieu de leurs cris, je souriais. Je pensais à Joseph-Boutros et son fusil d’enfant. Son tir dans la nuit, couinement de souris grise. Je pensais aux snipers du Ring, de la tour Rizk, à tous les tireurs de la ville jetés contre les murs à cet instant. Je pensais aux claquements parisiens de nos grenades lacrymogènes, aux pétards du 14 Juillet, à l’orage, à la foudre, à tous ces bruits trop humains. (…) La guerre c’était ca. Avant le cri des hommes, le sang versee, les tombes, avant les larmes infinies qui suintent des villes, les maisons détruites, les hordes apeurées, la guerre était un vacarme à briser les cranes, à écraser les yeux, à serrer les gorges jusqu’ à ce que l’air renonce. Une joie féroce me labourait. J’ai eu honte. J’étais en enfer. J’étais bien. Terriblement bien. J’ai eu honte. Je n’échangerai jamais cet effroi pour le silence d’avant.

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Elle a hésité un instant. Lui aussi. Ils se sont regardés. Se sont avancés l’un vers l’autre. Ils auraient pu s’étreindre, je crois, s’ils avaient été seuls. Mais j’étais le regard de trop. Je n’avais jamais remarqué quel beau couple ils faisaient. Ce n’était plus Antigone et Créon, mais une fille, un garçon, deux gamins de notre temps. Ils ne se sont pas embrassés. Ils auraient pu, ils auraient dû. Longtemps, j’en ai été malheureux pour elle, pour lui et pour moi.

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J’ai cessé de respirer. Je connaissais cette voix. Elle mentait. C’est la voix qu’entend celui qui va mourir. La voix qui parle des jours à venir, de l’été prochain qui ne sera jamais, de toutes ces choses à tellement vivre ensemble. C’est la voix qui grimace pour ne pas pleurer, la voix qui maquille la mort, la voix qui chantonne, qui soulage, qui met baume au cœur. C’est la voix qui referme les draps, puis la porte, puis le cercueil. C’est la voix qui ne croit plus un seul mot de la vie.

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C’est fini Georges. Tu n es pas au-dessus de cette guerre. Personne n’est au-dessus de la guerre. Il n’y a plus d’autre tragédie ici que cette guerre. (…) Je connais bien la guerre. Elle va cherche les hommes partout. Même dans la coulisse des théâtres. Je donne un mois à tes acteurs pour la rejoindre.

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