LADY L. - ROMAIN GARY

Ed. Gallimard

Coll. Gallimard

Lire Lady L. ou sauter dans une machine à remonter le temps et les secrets d’une vieille dame bien rangée dont le succès des enfants ferait la fierté de tout un chacun, pour plonger à vingt mille lieues sous cette façade de marbre qui, des années durant, s’est échinée à taire un passé tumultueux – mais ô combien romanesque ! – fait de maisons closes, de lucres en tous genres ou d’élans terroristes qui se targuent d’un idéalisme inconditionné, bref, lire Lady L. ou sauter à pieds joints dans cette machine, c’est être sûr d’apprécier le voyage, dont l’humour, fin et noir, ainsi que le cynisme, n’échapperont pas plus au passager qu’au lecteur…

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Autrefois on ne se préoccupait pas de l'argent : on avait ou on faisait des dettes. Aujourd'hui les femmes étaient de plus en plus considérées comme les égales des hommes : les hommes s'étaient émancipés. Les femmes avaient cessé de régner. Même la prostitution était interdite. Personne ne savait plus se tenir : c'était tout juste si on ne vous amenait pas des Américains à dîner.

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Peut-être était-elle demeurée trop féminine, malgré les années passées dans ce pays, pour apprécier comme il convenait la grandeur, la majesté et la solidité ; elle préférait le talent au génie et ne demandait pas à l'art et aux hommes de sauver le monde, mais seulement de le rendre plus agréable. Elle aimait les œuvres que l'on peut caresser tendrement du regard, et non pas celles devant lesquelles on s'incline avec respect.

Page 35

- Liberté et égalité ont encore amené le vieux au poste.

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Elle avait la tête lucide et ce bon sens français dont elle ne devait jamais se départir dans sa vie, et elle conclut bientôt qu'il valait mieux commencer par le trottoir plutôt que d'y finir : il n'y avait rien de plus triste pour elle que le spectacle des filles vieillissantes, tapies dans les coins les plus sombres de la rue, là où la lumière ne pouvait les atteindre.

Page 94

Chaque jour qui se levait voyait Annette grimper quatre à quatre les étages d'une maison délabrée du vieux quartier de Genève, frapper à la porte d'une chambre d'étudiant, et là, se jeter dans les bras de son amant, rendue enfin, arrivée au port, libérée, évadée et si étrangement rassurée dès qu'elle le sentait en elle ; il restaient alors sans bouger un long moment fans cette paix absolue, s'enivrant de cette attente d'une joie obéissante et soumise qu'ils ne pouvaient plus se refuser.

Pages 96, 97

Scavola publiait également sa propre lettre à Armand Denis : « Que le règne de la raison succède enfin aux débordements de la passion, que les jouisseurs de l'absolu renoncent à leurs débauches idéalistes, que l'extrémisme de l'âme cesse partout ses viols de l'humain... Vos amis se réclament tous de l'amour des hommes, mais combien nombreux sont parmi eux ceux qui cherchent surtout à assouvir une vengeance personnelle contre la Création, en punissant les hommes de leurs imperfections... Leur comportement est au socialisme ce que les perversions des sens sont à l'amour. »

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(…) elle ne traversait jamais un jardin sans acquérir un peu plus d'aisance t d'allure et, très vite, lorsqu'elle était assise chez Rumpelmeyer, écoutant le discret babillage des polyglottes, ou qu'elle passait devant les tableaux à un vernissage, elle commença à susciter l'admiration non plus seulement par sa beauté, mais par ce quelque chose d'inné que les vrais aristocrates reconnaissent immédiatement, ce on ne sait quoi d'aisé, d'assuré, d'inimitable, que l'on ne peut acquérir mais que l'on tient de naissance, « la classe, quoi », se disaient entre eux ces connaisseurs de sang bleu en se regardant d'un air entendu.

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- Vous avez un talent qui se fait de plus en plus rare : celui de la joie de vivre. Il faut cultiver ce don : je ne demande qu'à vous aider.

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Lorsqu'elle le revit, à son retour de Ravenne, elle l'écouta avec une attention nouvelle et chercha, pour la première fois, à assimiler vraiment sa logique implacable, à se laisser gagner par la force de conviction qui émanait de cette voix vibrante, passionnée, envoûtante, lorsqu'elle dénonçait l'esclavage sous toutes ses formes et rejetait toutes les servitudes du cœur et de l'esprit. Lady L. savait aujourd'hui qu'il y avait une contradiction entre ce qu'Armand lui enseignait et sa façon d'être, cette liberté absolue qu'il invoquait et son propre asservissement à une idée. Il y avait une contradiction même entre l'idée de la liberté absolue et un dévouement absolu à une idée. Il y avait une contradiction entre la liberté de l'homme dont il se réclamait et sa soumission totale à une pensée, une idéologie. Il lui semblait aujourd'hui que si l'homme devait être vraiment libre, il devait se comporter librement aussi avec ses idées, ne pas se laisser entraîner complètement par la logique, pas même par la vérité, laisser une marge humaine à toute chose, autour de toute pensée. Peut-être même fallait-il savoir s'élever au-dessus de ses idées, de ses convictions, pour demeurer un homme libre. Plus une logique est rigoureuse et plus elle devient une prison, et la vie est faite de contradictions, de compromis, d'arrangements provisoires et les grands principes pouvaient aussi bien éclairer le monde que le brûler. La phrase favorite d'Armand : « Il faut aller jusqu'au bout » ne pouvait mener qu'au néant, son rêve de justice sociale absolue se réclamait d'une pureté que seul le vide total connaissait.

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