LE CLUB DES  INCORRIGIBLES OPTIMISTES - JEAN-MICHEL GUENASSIA

Ed. Albin Michel

Coll. Livre de Poche

Passer les portes du Balto, c’est pénétrer dans l’antre du Paris populaire et sous-terrain des années soixante. C’est découvrir, reclus dans ce « club d’échec d’arrière-salle » où claquent les verres bientôt vides dans une épaisse fumée de cigarette qui ondule continuellement, des écorchés vifs. C’est être prêt à se laisser conter des histoires à peine croyables, voire ineffables, d’épopées humaines aux points de départs si différents mais que tout s’est entêté à conduire sur la même ligne d’arrivée. C’est donc aborder des questions – graves – de politique, d’histoire, de philosophie ou encore d’amitié, dans un style aussi léger que drôle qui permet aux pages de se tourner toutes seules.

Page 58

D'après ses explications enfiévrées, nos maux venaient de la démocratie et des méfaits causés par le droit de vote accordé à la multitude des imbéciles. Il voulait remplacer la république de la masse par celle des sages. Il faudrait supprimer les libertés individuelles pour les remplacer par un ordre collectif où seuls les plus compétents et les plus instruits pourraient décider de l'avenir de la société.

Page 81

Le saint-justisme prend forme. Après des débuts laborieux, j'ai rempli deux cahiers que j'ai trouvés à l'école voisine qui a été évacuée de ses élèves depuis plus d'un an. Je suis de plus en plus convaincu que la démocratie n'est qu'une superbe supercherie inventée par la bourgeoisie pour diriger en permanence le système. Il va falloir tout foutre en l'air. Sans égard ni discussion. Les libertés individuelles sont des leurres et des chimères. À quoi ça te sert d'être libre de dire ce que tu penses si tu as un salaire de merde et que tu vis comme un chien ? Tu t'exprimes, tu jouis des libertés dites fondamentales de la pseudo-démocratie mais ta vie est pourrie. On a fait des révolutions et des guerres. On a renversé des gouvernements. Rien ne change. Les riches restent riches et les pauvres aussi pauvres. C'est toujours les même qu'on exploite. La seule liberté qu'on doit donner aux citoyens, c'est la liberté économique. Il faut en revenir au fondamental : « à chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins. » (…) Tant qu'on n'aura pas fait une nouvelle révolution et guillotiné ceux qui ont confisqué le pouvoir économique, on n'aura rien fait que bavarder. Les élections ne sont que des pièges à cons.

Pages 165, 510

- (…) Tu me connais, je suis croyant et respecte les commandements. Si Dieu a créé les pigeons, c'est pour qu'ils se fassent pigeonner.

- (…) Comme je le dis : si Dieu, dans son infinie miséricorde, a créé les pigeons, c'est pour qu'ils se fassent pigeonner. S'ils ne l'avaient pas voulu, lui qui peut tout, il les aurait faits moins cons.

Page 172

Les enfants ne connaissent pas la vie de leurs parents. Quand ils sont jeunes, ils n'y pensent pas parce que tout le monde a commencé avec eux. Leurs parents n'ont pas d'histoire et on la mauvaise habitude de ne parler aux enfants que de l'avenir, jamais du passé. C'est une grave erreur. Quand ils ne le font pas, ils restent toujours comme un trou béant.

Pages 207, 208

Le goulag, les génocides, les camps d'extermination ou la bombe atomique n'ont rien d'inimaginable. Ce sont des créations humaines ancrées au fond de nous, et dont seule l'énormité nous écrase. Elles dépassent notre entendement, détruisent notre volonté de croire en l'homme et nous renvoient notre image de monstres. Ce sont, en réalité, les formes les plus achevées de notre incapacité de convaincre. Le point ultime de notre capacité créative.

(…) Il y a des livres qu'il devrait être interdit de lire trop tôt. On passe à côté ou à travers. Et des films aussi. On devrait mettre dessus une étiquette : Ne pas voir ou ne pas lire avant d'avoir vécu.

Page 332

Il y a dans la lecture quelque chose qui relève de l'irrationnel. Avant d'avoir lu, on devine tout de suite si on va aimer ou pas. On hume, on flaire le livre, on se demande si ça vaut la peine de passer du temps en sa compagnie. C'est l'alchimie invisible des signes tracés sur une feuille qui s'impriment dans notre cerveau. Un livre, c'est un être vivant. Les gens, rien qu'à les voir, vous savez à l'avance si vous serrez leur ami.

Page 335

Peut-être que la nouveauté dans le roman moderne, miroir de son époque, est d'avoir permis aux femmes de se renier elles aussi, de trahir comme les hommes et de devenir solitaires.

Page 350

- Tu sais ce qu'on dit dans les kolkhozes ?... On doit toujours remettre au lendemain ce qu'on peut faire le jour même.

Page 408

On dit qu'il n'est pas nécessaire de réussir pour entreprendre, c'est une vérité profonde. Ce qui relève de la conviction et de l'espoir échappe à la logique. Quand un homme accomplit son rêve, il n'y a ni raison ni échec ni victoire. Le plus important dans la Terre promise, ce n'est pas la terre, c'est la promesse.

Pages 432, 433

Ici, il y en a qui croient que j'ai des regrets d'avoir gâché ma vie et perdu ma situation pour une aventure sans lendemain. Je te l'ai dit, je ne regrette rien. Ce que j'ai vécu avec elle durant 794 jours a été si exceptionnel et si intense que j'en suis rempli pour la vie entière. Si c'était à refaire, je recommencerais sans hésiter.

(…) On nous bourre la tête de principes inutiles comme la politesse ou la galanterie et on ne nous apprend pas la règle fondamentale : méfie-toi qui sourient, ça cache des arrière-pensées. C'est quand une femme ne sourit pas qu'elle est naturelle. Si elle tombe à l'eau et crie au secours, envoie-lui une bouée et passe ton chemin. Ce sont des conseils élémentaires qu'un père de famille devrait donner à son fils pour le prémunir contre les dangers de la vie.

(…) J'aurais préféré tourner la page. Tu ne décides pas d'aimer ou d'oublier. C'est une idée qui ne t'abandonne jamais. Le jour, je vis avec elle et la nuit, quand je me réveille, c'est à elle que je pense. Je suis amoureux comme au premier jour. Tu peux te lasser d'une femme, en vouloir une autre. Ce n'est pas de l'amour, c'est du désir. Parce que l'amour, le vrai, c'est intellectuel. C'est dans la tête que ça se passe et il y a des jours où je me dis qu'il aurait été préférable que je l'oublie. Jacky, donne-moi un 102.

Page 434

On redoute toujours de perdre la mémoire. C'est elle la source de nos maux. On ne vit bien que dans l'oubli. La mémoire est le pire ennemi du bonheur. Les gens heureux oublient.

Page 446

- On peut toujours plus que ce que l'on croit pouvoir, a répondu Kessel avec son immense sourire.

Page 483

Le scandale, ce n'est pas l'exploitation, c'est notre connerie. Ces contraintes qu'on s'impose pour avoir le superflu et l'inutile. Le pire, c'est les pigeons qui triment pour des prunes. Le problème, ce n'est pas les patrons, c'est le fric qui nous rend esclaves. Le jour de la grande bifurcation, celui qui a eu raison, ce n'est pas le couillon qui est descendu de l'arbre pour devenir sapiens, c'est le singe qui a continué à cueillir les fruits en se grattant le ventre. Les hommes n'ont rien compris à l’Évolution. Celui qui travaille est le roi des cons.

Page 488

- Et la démocratie ? Protesta Tomasz.

- Tu confonds avec l'égalité. La démocratie est un système injuste. On demande leur avis à des imbéciles de ton espèce.

Page 500

- Je ne suis pas donneur de conseils, Michel. Mais question emmerdements, je suis un expert, vous pouvez me croire. Pour éliminer un chagrin, il y a trois remèdes. Il faut manger. Un bon repas, des gâteaux, du chocolat. Ensuite, écouter de la musique. Il y a peu de chagrins qu'un moment avec Chostakovitch n'ait pas effacés, même quelques minutes. Il faut éviter la musique en mangeant.

- Le troisième remède, c'est de prendre une bonne cuite ?

- Grosse erreur. L'alcool ne fait pas oublier. Au contraire. Moi, la méthode que je préfère, c'est le cinéma. Une journée complète. Trois ou quatre films d'affilée. Là, on oublie tout.

Page 533

Quand elle a une idée en tête, Juliette est capable de répéter vingt fois le même demande, de revenir à la charge sous des formes différentes. Elle pratique, de façon innée et avec succès, la technique du laminage par épuisement. Pour avoir la paix, vous finissez par céder.

Page 560

Faire semblant d'espérer, c'est ne pas être complètement un salaud. Au fond, la réalité, il la connaît. Le KGB n'annonçait pas les exécutions. Pour deux raisons. Ils étaient formalistes. Seul un tribunal pouvait condamner quelqu'un à mort. Ils tuaient et se taisaient. Personne ne pouvait rien leur reprocher. Très vite, ils se sont rendu compte que le problème, c'étaient les vivants. Il fallait les empêcher de se mobiliser pour leurs proches arrêtés, les empêcher de nuire. Affirmer que quelqu'un avait été condamné aux travaux forcés en application de l'article 58 voulait dire : il est vivant, même si on n'entendait plus parler de lui. Les proches conservaient un petit espoir. C'était ça l'important. Pouvoir se raccrocher à un minuscule espoir. Ils faisaient coup double. Ils liquidaient qui ils voulaient et les familles leur foutaient la paix.

Page 563

Je vais te dire une chose qu'il ne faudra pas que tu oublies. La vie, c'est comme les montagnes russes, a déclaré Léonid d'un ton sentencieux. Tu descends très vite, tu restes longtemps en bas et tu remontes avec peine.

Page 566

L'horoscope, c'est un truc pour les gogos. Notre marge de manœuvre est infime. Nous sommes déterminés par notre milieu social et nos capacités intellectuelles. Je passe ma vie à vérifier qu'il est impossible d'éduquer une majorité d'abrutis. On ne force pas son destin.

Page 568

J'étais confus par son intelligence. J'ai mesuré quel ami j'avais, capable de s'approprier mon problème comme si c'était le sien.

Page 582

Elle a ouvert le livre au hasard et a traduit un passage souligné avec autant de naturel que si elle avait lu en français :

« Mais alors ils s'en allaient, dansant dans les rues comme des clochedingues, et je traînais derrière eux comme je l'ai fait toute ma vie derrière les gens qui m'intéressent, parce que les seules gens qui existent pour moi sont les déments, ceux qui ont la démence de vivre, la démence de discourir, la démence d'être sauvés, qui veulent jouir de tout dans un seul instant, ceux qui ne savent pas bâiller ni sortir un lieu commun mais qui brûlent, pareils aux fabuleux feux jaunes des chandelles romaines explosant comme des poêles à frire à travers les étoiles et, au milieu, on voit éclater le bleu du pétard central et chacun fait « "Aaaah ! "»

Page 602

- Mon petit Michel, tous les poètes boivent. Plus ils boivent et mieux ils écrivent.

- Vous croyez ? C'est obligatoire ?

- Les poètes que j'aime buvaient beaucoup. Ou ils souffraient. S'il n'y a pas de douleur ou si on n'a pas la tête qui tourne un peu, la poésie est fade. Les meilleurs souffraient le martyre et buvaient trop. Les exceptions à cette règle sont rares.

Page 617

Je pensais à eux chaque jour. On dit que le temps cicatrise les blessures. Il ne faut pas beaucoup aimer ceux qui sont partis pour les effacer de votre mémoire.

Page 619

Elle ne manifestait pas l'ombre d'un doute ou d'une hésitation. Son enthousiasme balayait mes certitudes. Les gens cartésiens sont ennuyeux. Sa fantaisie était belle.

Page 656

L'amitié, si elle n'est pas plus forte que les convictions, n'a aucune valeur. Moi, j'aurais pris leur défense, contre le monde entier.

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