VOYAGE AU BOUT DE LA NUIT - CÉLINE

Ed. Gallimard

Coll. Folio

« C'est du pain béni pour de la littérature pendant un siècle ! », ironisait le docteur Destouches, alias Céline, en décrivant son œuvre à Gallimard lorsqu’il tentait de la lui « vendre ». Une histoire tout à fait banale, voyage plutôt ordinaire pour ce brave Bardamu – dont on s’échinera à découvrir la signification cachée – qui, fuyant à tout prix la guerre, mène sa vie sans la mener, se laissant porter d’un pays à un autre, d’une rencontre à une autre : archétype-même du petit bouchon sur la mer emporté par le flot des vagues. Voyage Au Bout de la Nuit est pourtant bel et bien un chef-d’œuvre, sinon le plus grand chef-d’œuvre de Céline ! Le voyage – avant tout intérieur – de notre anti-héros, souvent décrié pour la noirceur qu’il confère au roman, est avant tout une quête vers la connaissance de l’Homme, sous tous ses aspects. Le tout, dans un style oral de génie inimitable, qui fait la part belle aux « étincelles », aux « fusées de poésie », comme le dira plus tard Henri Guillemin.

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Dans ce métier d'être tué, faut pas être difficile, faut faire comme si la vie continuait, c'est ça le plus dur, ce mensonge.

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La plupart des gens ne meurent qu'au dernier moment ; d'autres commencent et s'y prennent vingt ans d'avance et parfois davantage. Ce sont les malheureux de la terre.

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C'est le moment alors de bien se tenir, d'avoir l'air convenable, de ne pas rigoler tout haut, de se réjouir seulement en dedans. Tout est permis en dedans.

(…) Il existe comme ça certaines dates qui comptent parmi tant de mois où on aurait très bien pu se passer de vivre.

(…) Cependant j'avais peu de chance d'y échapper, je n'avais aucune des relations indispensables pour s'en tirer. Je ne connaissais que des pauvres, c'est à dire des gens dont la mort n'intéresse personne.

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Lola, après tout, ne faisait que divaguer de bonheur et d'optimisme, comme tous les gens qui sont du bon côté de la vie, celui des privilèges, de la santé, de la sécurité et qui en ont encore pour longtemps à vivre.

Elle me tracassait avec les choses de l'âme, elle en avait plein la bouche. L'âme, c'est la vanité et le plaisir du corps tant qu'il est bien portant, mais c'est aussi l'envie de sortir du corps dès qu'il est malade ou que les choses tournent mal. On prend des deux poses celle qui vous sert le plus agréablement dans le moment et voilà tout ! Tant qu'on peut choisir, entre les deux, ça va. Mais moi, je ne pouvais plus choisir, mon jeu était fait ! J'étais dans la vérité jusqu'au trognon, et même que ma propre mort me suivait pour ainsi dire pas à pas. J'avais bien du mal à penser à autre chose qu'à mon destin d'assassiné en sursis, que tout le monde d'ailleurs trouvait pour moi tout à fait normal.

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Rien que la regarder en face me faisait venir l'eau à la bouche comme par un petit goût de vin sec, de silex. Des yeux durs en résumé, et point animés par cette gentille vivacité commerciale, orientalo-fragonarde qu'ont presque tous les yeux de par ici.

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Dans cette cuisine-là, celle du derrière, la coquinerie, après tout, c'est comme le poivre dans une bonne sauce, c'est indispensable et ça lie.

(…) Mais quand on est faible ce qui donne de la force, c'est de dépouiller les hommes qu'on redoute le plus, du moindre prestige qu'on a encore tendance à leur prêter. Il faut s'apprendre à les considérer tels qu'ils sont, pire qu'ils sont, c'est à dire à tous les points de vue. Ça dégage, ça vous affranchit et vous défend au-delà de tout ce qu'on peut imaginer. Çà vous donne un autre vous-même. On est deux.

Leurs actions, dès lors, ne vous ont plus ce sale attrait mystique qui vous affaiblit et vous fait perdre du temps, et leur comédie ne vous est alors nullement plus agréable et plus utile à votre progrès intime que celle du plus bas cochon.

(…) Tout ce qui est intéressant se passe dans l'ombre, décidément. On ne sait rien de la véritable histoire des hommes.

(…) Tout ce monde pleurait d'abondance, dans le parloir, sur le soir surtout. L'impuissance du monde dans la guerre venait pleurer là, quand les femmes et les petits s'en allaient, par le couloir blafard de gaz, visites finies, en traînant les pieds. Un grand troupeau de pleurnichards ils formaient, rien que ça, dégoûtants.

Pour Lola, venir me voir dans cette sorte de prison, c'était encore une aventure. Nous deux, nous ne pleurions pas. Nous n'avions nulle part, nous, où prendre des larmes.

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Aussi la répression des menus larcins s'exerce-t-elle, remarquez-le, sous tous les climats, avec une rigueur extrême, comme moyen de défense sociale non seulement, mais encore et surtout comme une recommandation sévère à tous les malheureux d'avoir à se tenir à leur place et dans leur caste, peinards, joyeusement résignés à crever tout au long des siècles et indéfiniment de misère et de faim...

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Lui, Pinchard, je ne le revis jamais. Il avait le vice des intellectuels, il était futile. Il savait trop de choses ce garçon-là, et ces choses l'embrouillaient. Il avait besoin de tas de trucs pour s'exciter, se décider.

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L'amour c'est comme l'alcool, plus on est impuissant et saoul et plus on se croit fort et malin, et sûr de ses droits.

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Nous demeurions nous combattants, en fait de fariboles, je m'en rendais soudain compte, grossièrement temporaires et précis. Elle travaillait dans l'éternel ma belle. Il faut croire Claude Lorrain, les premiers plans d'un tableau sont toujours répugnants et l'art exige qu'on situe l'intérêt de l’œuvre dans les lointains, dans l'insaisissable, là où se réfugie le mensonge, ce rêve pris sur le fait, et seul amour des hommes. La femme qui sait tenir compte de notre misérable nature devient aisément notre chérie, notre indispensable et suprême espérance.

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A les voir tout dévaler ainsi, gros et petits, les locataires, frivoles ou majestueux, quatre à quatre, vers le trou sauveur, cela finit même à moi, par me pourvoir d'indifférence. Lâche ou courageux, cela ne veut pas dire grand-chose. Lapin ici, héros là-bas, c'est le même homme, il ne pense pas plus ici que là-bas. Tout ce qui n'est pas gagner de l'argent le dépasse décidément infiniment. Tout ce qui est vie ou mort lui échappe. Même sa propre mort, il la spécule mal et de travers. Il ne comprend que l'argent et le théâtre.

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Ce n'est point qu'elle fût laide, madame Puta, non, elle aurait même pu être assez jolie, comme tant d'autres, seulement elle était si prudente, si méfiante qu'elle s'arrêtait au bord de la beauté, comme au bord de la vie, avec ses cheveux un peu trop peignés, son sourire un peu trop facile et soudain des gestes un peu trop rapides ou un peu trop furtifs.

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A qualités égales, on trouve toujours, semble-t-il, un peu plus d'inquiétude chez l'homme que chez la femme, si borné, si croupissant qu'il puisse être. C'était un petit début d'artiste en somme ce Puta. Beaucoup d'hommes, en fait d'art, s'en tiennent toujours comme lui à la manie des beaux mollets.

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Je n'avais pas beaucoup de choses pour moi, mais j'avais certes de la bonne tenue, on pouvait le dire, le maintien modeste, la déférence habile et la peur toujours de n'être pas à l'heure et encore le souci de ne jamais passer avant une autre personne dans la vie, de la délicatesse enfin...

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Toute possibilité de lâcheté devient une magnifique espérance à qui s'y connaît. C'est mon avis. Il ne faut jamais se montrer difficile sur le moyen de se sauver de l'étripade, ni perdre son temps non plus à rechercher les raisons d'une persécution, dont on est l'objet. Y échapper suffit au sage.

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C'est peut-être de la peur qu'on a le plus souvent besoin pour se tirer d'affaire dans la vie. Je n'ai jamais voulu quant à moi d'autres armes depuis ce jour, ou d'autres vertus.

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Ce qu'il faut au fond pour obtenir une espèce de paix avec les hommes, officiers ou non, armistices fragiles il est vrai, mais précieux quand même, c'est leur permettre en toute circonstance, de s'étaler, de se vautrer parmi les vantardises niaises. Il n'y a pas de vanités intelligentes. C'est un instinct. Il n'y a pas d'homme non plus qui ne soit avant tout vaniteux. Le rôle du paillasson admiratif est à peu près le seul dans lequel on se tolère d'humain à humain avec quelque plaisir.

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A entendre certains habitués, notre colonisation devenait de plus en plus pénible à cause de la glace. L'introduction de la glace aux colonies, c'est un fait, avait été le signal de la dévirilisation du colonisateur. Désormais soudé à son apéritif glacé par l'habitude, il devait renoncer, le colonisateur, à dominer le climat par son seul stoïcisme. Les Faidherbe, les Stanley, les Marchand, remarquons-le en passant, ne pensèrent que du bien de la bière, du vin et de l'eau tiède et bourbeuse qu'ils burent pendant des années sans se plaindre. Tout est là. Voilà comment on perd ses colonies.

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C'était d'ailleurs une bonne nature, Alcide, serviable et généreuse et tout. Je le compris plus tard, un peu trop tard. Sa formidable résignation l'accablait, cette qualité de base qui rend les pauvre gens de l'armée ou d'ailleurs aussi faciles à tuer qu'à faire vivre. Jamais, ou presque, ils ne demandent le pourquoi, les petits, de tout ce qu'ils supportent. Ils se haïssent les uns les autres, ça suffit.

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[Alcide] « D'ailleurs, les fleurs, c'est comme les hommes...Et plus c'est gros et plus c'est con ! »

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Je me mis à le regarder de plus près, Alcide, à mesure qu'il s'avouait la faute de pas être assez généreux, avec sa petite moustache cosmétique, ses sourcils d'excentrique, sa peau calcinée. Pudique Alcide ! Comme il avait dû en faire des économies sur sa solde étriquée...sur ses primes faméliques et sur son minuscule commerce clandestin... pendant des mois, des années, dans cet infernal Topo !... Je ne savais pas quoi lui répondre, moi, je n'étais pas très compétent, mais il me dépassait tellement par le cœur que j'en devins tout rouge...A côté d'Alcide, rien qu'un mufle impuissant, moi, épais, et vain j'étais...Y avait pas à chiquer. C'était net.

Je n'osais plus lui parler, je m'en sentais soudain énormément indigne de lui parler. Moi qui hier encore le négligeais et même le méprisais un peu, Alcide.

(…) Il parlait de sa mère qui était morte et de son infirmité à la petite avec beaucoup de précautions. Il avait peur, même de loin, de lui faire du mal.

(…) Ainsi, Alcide demandait-il à redoubler son séjour, à faire six ans de suite à Topo, au lieu de trois, pour la petite nièce dont il ne possédait que quelques lettres et ce petit portrait. « Ce qui m'ennuie, reprit-il, quand nous nous couchâmes, c'est qu'elle n'a là-bas personne pour les vacances... C'est dur pour une petite enfant... »

Évidemment Alcide évoluait dans le sublime à son aise et pour ainsi dire familièrement, il tutoyait les anges, ce garçon, et il n'avait l'air de rien. Il avait offert sans presque s’en douter à une petite fille vaguement parente des années de torture, l'annihilement de sa pauvre vie dans cette monotonie torride, sans conditions, sans marchandage, sans intérêt que celui de son bon cœur. Il offrait à cette petite fille lointaine assez de tendresse pour refaire un monde entier et cela ne se voyait pas.

Il s'endormait d'un coup, à la lueur de la bougie. Je finis par me lever pour bien regarder ses traits à la lumière. Il dormait comme tout le monde. Il avait l'air bien ordinaire. Çà serait pourtant pas si bête s'il y avait quelque chose pour distinguer les bons des méchants.

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La loi, c'est le grand « Luna Park » de la douleur. Quand le miteux se laisse saisir par elle, on l'entend encore crier des siècles et des siècles après.

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C'est curieux comme on a du mal à s'affranchir de la terreur des comptes irréguliers. Certainement, je devais tenir cette terreur de ma mère qui m'avait condamné avec sa tradition : « On vole un œuf...Et puis un bœuf, et puis on finit par assassiner sa mère. » Ces choses-là, on a tous mis bien du mal à s'en débarrasser. On les a apprises trop petit et elles viennent vous terrifier sans recours, plus tard, dans les grands moments. Quelles faiblesses ! On ne peut guère compter pour s'en défaire que sur la force des choses. Heureusement, elle est énorme, la force des choses.

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Il n'était que temps de foutre mon camp dare-dare. Retourner à Fort-Gono, sur mes pas ? Essayer d'y aller là-bas expliquer ma conduite et les circonstances de cette aventure ? J'hésitai...Pas longtemps. On n'explique rien. Le monde ne sait que vous tuer comme un dormeur quand il se retourne le monde, sur vous, comme un dormeur tue ses puces. Voilà qui serait certes mourir bien sottement, que je me dis, comme tout le monde, c'est à dire. Faire confiance aux hommes c'est déjà se faire tuer un peu.

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Les fourmis rouges, dès qu'elles le surent, qu'on en avait de nouvelles conserves, montèrent la garde autour de ses cassoulets. Il n'aurait pas fallu en laisser une nouvelle boîte à la traîne, entamée, elles auraient fait entrer alors la race entière des fourmis rouges dans la case. Y a pas plus communiste.

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Figurez-vous qu'elle était debout leur ville, absolument droite. New-York c'est une ville debout. On en avait déjà vu nous des villes bien sûr, et des belles encore, et des ports et des fameux même. Mais chez nous, n'est-ce pas, elles sont couchées les villes, au bord de la mer ou sur les fleuves, elles s'allongent sur le paysage, elles attendent le voyageur, tandis que celle-là l'Américaine, elle ne se pâmait pas, non, elle se tenait bien raide, là, pas baisante du tout, raide à en faire peur.

On en a donc rigolé comme des cochons. Ça fait drôle forcément, une ville bâtie en raideur. Mais on n'en pouvait rigoler nous du spectacle qu'à partir du cou, à cause du froid qui venait du large pendant ce temps-là à travers une grosse brume grise et rose, et rapide et piquante, à l'assaut de nos pantalons et des crevasses de cette muraille, les rues de la ville, où les nuages s'engouffraient aussi à la charge du vent.

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- Mais rentre donc avec nous eh bille ! qu'ils me répondaient. C'est pas la peine d'y aller qu'on te dit ! Tu vas te rendre malade pire que t'es ! On va te renseigner tout de suite nous autres sur ce que c'est que les Américains ! C'est tout millionnaire ou tout charogne ! Y a pas de milieu ! Toi tu les verras sûrement pas les millionnaires dans l'état que t’arrives ! Mais pour la charogne, tu peux compter qu'ils vont t'en faire bouffer ! Là tu peux être tranquille ! Et pas plus tard que tout de suite !...

Voilà comment qu'ils m'ont traité les copains. Ils m'horripilaient tous à la fin ces ratés, ces enculés, ces sous-hommes. « Foutez-moi le camps tous ! que je leur ai répondu ; c'est la jalousie qui vous fait baver et voilà tout ! S'ils me font crever les Américains, on le verra bien ! Mais c'est rien qu'un petit four que vous avez entre les jambes et encore un bien mou ! »

C'était envoyé ça ! J'étais content !

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Ainsi passèrent des jours et des jours, je reprenais un peu de santé, mais au fur et à mesure que je perdais mon délire et ma fièvre dans ce confort, le goût de l'aventure et des nouvelles imprudences me revint impérieux. A 37° tout devient banal.

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Il y a les boyaux. Vous avez vu à la campagne chez nous jouer le tour au chemineau ? On bourre un vieux porte-monnaie avec les boyaux pourris d'un poulet. Eh bien, un homme, moi je vous le dis, c'est tout comme, en plus gros et mobile, et vorace, et puis dedans, un rêve.

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C'est triste des gens qui se couchent, on voit bien qu'ils se foutent que les choses aillent comme elles veulent, on voit bien qu'ils ne cherchent pas à comprendre eux le pourquoi qu'on est là. Ça leur est bien égal. Ils dorment n'importe comment, c'est des gonflés, des huîtres, des pas susceptibles, Américains ou non. Ils ont toujours la conscience tranquille.

(…) C'est l'âge aussi qui vient peut-être, le traître, et nous menace du pire. On n'a plus beaucoup de musique en soi pour faire danser la vie, voilà. Toute la jeunesse est allée mourir déjà au bout du monde dans le silence de vérité. Et où aller dehors, je vous le demande, dès qu'on n'a plus en soi la somme suffisante de délire ? La vérité, c'est une agonie qui n'en finit pas. La vérité de ce monde c'est la mort. Il faut choisir, mourir ou mentir. Je n'ai jamais pu me tuer moi.

(…) Faut pas croire que c'est facile de s'endormir une fois qu'on s'est mis à douter de tout, à cause surtout de tant de peurs qu'on vous a faites.

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Ils poussaient la vie et la nuit et le jour devant eux les hommes. Elle leur cache tout la vie aux hommes. Dans le bruit d'eux-mêmes ils n'entendent rien. Ils s'en foutent. Et plus la ville est grande et plus elle est haute et plus ils s'en foutent. Je vous le dis moi. J'ai essayé. C'est pas la peine.

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La paresse c'est presque aussi fort que la vie. La banalité de la farce nouvelle qu'il faut jouer vous écrase et il vous faut somme toute encore plus de lâcheté que de courage pour recommencer. C'est cela l'exil, l'étranger, cette inexorable observation de l'existence telle qu'elle est vraiment pendant de longues heures lucides, exceptionnelles dans la trame du corps humain, où les habitudes du pays précédent vous abandonnent, sans que les autres, les nouvelles, vous aient encore suffisamment abruti.

(…) Le voyage c'est la recherche de ce rien du tout, de ce petit vertige pour couillons...

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C'est vrai, ce qu'il m'expliquait qu'on prenait n'importe qui chez Ford. Il avait pas menti. Je me méfiais quand même parce que chez les miteux ça délire facilement. Il y a un moment de la misère où l'esprit n'est plus déjà tout le temps avec le corps. Il s'y trouve vraiment trop mal. C'est déjà presque une âme qui vous parle. C'est pas responsable une âme.

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A l'égard d'une des jolies femmes de l'endroit, Molly, j'éprouvai bientôt un exceptionnel sentiment de confiance, qui chez les êtres apeurés tient lieu d'amour. Il me souvient comme si c'était hier de ses gentillesses, de ses jambes longues et blondes et magnifiquement déliées et musclées, des jambes nobles. La véritable aristocratie humaine, on a beau dire, ce sont les jambes qui la confèrent, pas d'erreur.

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Elle me conseillait ainsi bien gentiment, elle voulait que je soye heureux. Pour la première fois un être humain s'intéressait à moi, du dedans si j'ose le dire, à mon égoïsme, se mettait à ma place à moi et pas seulement me jugeait de la sienne, comme tous les autres.

(…) On devient rapidement vieux et de façon irrémédiable encore. On s'en aperçoit à la manière qu'on a prise d'aimer son malheur malgré soi. C'est la nature qui est plus forte que vous, et voilà tout.

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J'avais même honte de tant de mal qu'on se donnait pour me conserver Je l'aimais bien, sûrement, mais j'aimais encore mieux mon vice, cette envie de m'enfuir de partout, à la recherche de je ne sais quoi, par un sot d'orgueil sans doute, par conviction d'une espère de supériorité.

(…) A force de douceur persuasive, sa bonté me devint familière et presque personnelle. Mais il me semblait que je commençais alors à tricher avec mon fameux destin, avec ma raison d'être comme je l'appelais, et je cessai dès lors brusquement de lui raconter tout ce que je pensais. Je retournai tout seul en moi-même, bien content d'être encore plus malheureux qu'autrefois parce que j'avais rapporté dans ma solitude une nouvelle façon de détresse et quelque chose qui ressemblait à du vrai sentiment.

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Des petits tertres pelés, des bosquets de bouleaux autour de lacs minuscules, des gens à lire par-ci, par-là des magazines grisailles sous le ciel tout lourd de nuages plombés. Nous évitions avec Molly les confidences compliquées. Et puis, elle était fixée. Elle était trop sincère pour avoir beaucoup de choses à dire à propos d'un chagrin. Ce qui se passait en dedans lui suffisait, dans son cœur.

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Le train est entré en gare. Je n'étais plus très sûr de mon aventure quand j'ai vu la machine. Je l'ai embrassée Molly avec tout ce que j'avais encore de courage dans la carcasse. J'avais de la peine, de la vraie, pour une fois, pour tout le monde, pour moi, pour elle, pour tous les hommes.

C'est peut-être ça qu'on cherche à travers la vie, rien que cela, le plus grand chagrin possible pour devenir soi-même avant de mourir.

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Au bout du tramway voici le pont poisseux qui se lance au-dessus de la Seine, ce gros égout qui montre tout. Au long des berges, le dimanche et la nuit les gens grimpent sur les tas pour faire pipi. Les hommes ça les rend méditatifs de se sentir devant l'eau qui passe. Ils urinent avec un sentiment d'éternité, comme des marins. Les femmes, ça ne médite jamais. Seine ou pas.

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Y a guère plus lamentable que la Garenne-Rancy, trouvais-je, quand on n'a pas de clients. On peut le dire. Faudrait pas penser dans ces endroits-là, et moi qui y étais venu justement pour penser tranquille, et de l'autre bout de la terre encore ! Je tombais bien. Petit orgueilleux ! C'est venu sur moi noir et lourd...Y avait pas de quoi rire, et puis ça m'a pas lâché. Un cerveau, c'est tyran comme y a pas.

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L'esprit est content avec des phrases, le corps c'est pas pareil, il est plus difficile lui, il lui faut des muscles. C'est quelque chose de toujours vrai un corps, c'est pour cela que c'est toujours triste et dégoûtant à regarder.

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Elle a duré des semaines la maladie de Bébert. J'y allais deux fois par jour pour le voir. Les gens du quartier m'attendaient devant la loge, sans en avoir l'air et sur le pas de leurs maisons, les voisins aussi. C'était comme une distraction pour eux. On venait pour savoir de loin si ça allait plus mal ou mieux. Le soleil qui passe à travers trio de choses ne laisse jamais à la rue qu'une lumière d'automne avec des regrets et des nuages.

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On finit tous d'ailleurs par se ressembler après un certain nombre d'années qu'on n'a pas réussi. Dans les fossés de la grande déroute, un « Lauréat de Faculté » vaut un « Prix de Rome ». Question d'autobus qu'on ne prend pas tout à fait à la même heure. C'est tout.

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Décidément, je me découvrais beaucoup plus de goût à empêcher Bébert de mourir qu'un adulte. On n'est jamais très mécontent qu'un adulte s'en aille, ça fait toujours une vache de moins sur la terre, qu'on se dit, tandis que pour un enfant, c'est tout de même moins sûr. Il y a l'avenir.

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Les hommes y tiennent à leurs sales souvenirs, à tous les malheurs et on ne peut pas les en faire sortir. Ça leur occupe l'âme. Ils se vengent de l'injustice de leur présent en besognant l'avenir au fond d'eux-mêmes avec de la merde. Justes et lâches qu'ils sont tout au fond. C'est leur nature.

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Il y a un moment où on est tout seul quand on est arrivé au bout de tout ce qui peut vous arriver. C'est le bout du monde. Le chagrin lui-même, le vôtre, ne vous répond plus rien et il faut revenir en arrière alors, parmi les hommes, n'importe lesquels. On n'est pas difficile dans ces moments-là, car même pour pleurer il faut retourner là où tout recommence, il faut revenir avec eux.

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Les riches n'ont pas besoin de tuer eux-mêmes pour bouffer. Ils les font travailler les gens comme ils disent. Ils ne font pas le mal eux-mêmes, les riches. Ils paient. On fait tout pour leur plaire et tout le monde est bien content. Pendant que leurs femmes sont belles, celles des pauvres sont vilaines. C'est un résultat qui vient des siècles, toilettes mises à part. Belles mignonnes, bien nourries, bien lavées. Depuis qu'elle dure la vie n'est arrivée qu'à ça.

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Les gens riches sont saouls dans un autre genre et ne peuvent arriver à comprendre ces frénésies de sécurité. Etre riche, c'est une autre ivresse, c'est oublier. C'est même pour ça qu'on devient riche, pour oublier.

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Et puis je me l'imaginais, pour m'amuser, tout nu devant son autel... C'est ainsi qu'il faut s'habituer à transporter dès le premier abord les hommes qui viennent vous rendre visite, on les comprend bien plus vite après ça, on discerne tout de suite dans n'importe quel personnage sa réalité d'énorme et d'avide asticot. C'est un bon truc d'imagination. Son sale prestige se dissipe, s'évapore. Tout nu, il ne reste plus devant vous en somme qu'une pauvre besace prétentieuse et vantarde qui s'évertue à bafouiller futilement dans un genre ou dans un autre. Rien ne résiste à cette épreuve. On s'y retrouve instantanément. Il ne reste plus que les idées, et les idées ne font jamais peur. Avec elles, rien n'est perdu, tout s'arrange. Tandis que c'est parfois difficile à supporter le prestige d'un homme habillé. Il garde des sales odeurs et des mystères plein ses habits.

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Puisque nous somme que des enclos de tripes tièdes et mal pourries nous auront toujours du mal avec le sentiment. Amoureux ce n'est rien, c'est tenir ensemble qui est difficile.

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On arriverait au bout ensemble et alors on saurait ce qu'on était venu chercher dans l'aventure. La vie, c'est ça, un bout de lumière qui finit dans la nuit.

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Mais puisque le malade lui, change bien de côté dans son lit, dans la vie, on a bien le droit aussi nous, de se chambarder d'un flanc sur l'autre, c'est tout ce qu'on peut faire et tout ce qu'on a trouvé comme défense contre son Destin. Faut pas espérer laisser sa peine nulle part en route. C'est comme une femme qui serait affreuse la Peine, et qu'on aurait épousée. Peut-être est-ce mieux encore que de finir par l'aimer un peur que de s'épuiser à la battre pendant la vie entière. Puisque c'est entendu qu'on ne peut pas l'estourbir ?

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Les jeunes c'est toujours si pressés d'aller faire l'amour, ça se dépêche tellement de saisir tout ce qu'on leur donne à croire pour s'amuser, qu'ils y regardent pas à deux fois en fait de sensations. C'est un peu comme ces voyageurs qui vont bouffer tout ce qu'on leur passe au buffet, entre deux coups de sifflet. Pourvu qu'on leur fournisse aussi les jeunes de ces deux ou trois petits couplets qui servent à remonter les conversations pour baiser, ça suffit, et les voilà tout heureux. C'est content facilement les jeunes, ils jouissent comme ils veulent d'abord c'est vrai !

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J'étais en train, décidément... Ces quinze cents francs me tracassaient la verve, je continuai : « La jeunesse vraie, la seule, Curé, c'est d'aimer tout le monde sans distinction, cela seulement est vrai, cela seulement est jeune et nouveau. Eh bien, vous en connaissez beaucoup vous, Curé, des jeunes qui soient ainsi balancés ?...

(…) Etre seul c'est s'entraîner à la mort. « Il faudra mourir, que je lui dis encore, plus copieusement qu'un chien et on mettra mille minutes à crever et chaque minute sera neuve quand même et bordée d'assez d'angoisse pour vous faire oublier mille fois tout ce qu'on aurait pu avoir de plaisir à faire l'amour pendant mille ans auparavant... Le bonheur sur terre, ça serait de mourir avec plaisir, dans du plaisir... Le reste c'est rien du tout, c'est de la peur qu'on n'ose pas avouer, c'est de l'art. »

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Ils en ont des pitiés les gens, pour les invalides et les aveugles et on peut dire qu'ils en ont de l'amour en réserve. Y en a énormément. On peut pas dire le contraire. Seulement c'est malheureux qu'ils demeurent si vaches avec tant d'amour en réserve, les gens. Ça ne sort pas, voilà tout. C'est pris en dedans, ça reste en dedans, ça leur sert à rien. Ils en crèvent en dedans, d'amour.

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On en sort des humiliations quotidiennes en essayant comme Robinson de se mettre à l'unisson des gens riches, par les mensonges, ces monnaies du pauvre. On a tous honte de sa viande mal présentée, de sa carcasse déficitaire. Je ne pouvais pas me résoudre à leur montrer ma vérité ; c'était indigne d'eux comme mon derrière. Il me fallait faire coûte que coûte bonne impression.

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Chacun possède ses raisons pour s'évader de sa misère intime et chacun de nous pour y parvenir emprunte aux circonstances quelque ingénieux chemin. Heureux auxquels le bordel suffit !

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Au cours de ces crises, je me prenais à désespérer de me trouver jamais assez d'insouciance pour pouvoir me rendormir jamais. Ne croyez donc jamais d'emblée au malheur des hommes. Demandez-leur seulement s'ils peuvent dormir encore ?... Si oui, tout va bien. Ça suffit.

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La vie c'est plus compliqué, celle des formes humaines surtout. Atroce aventure. Il n'en est pas de plus désespérée. A côté de ce vice des formes parfaites, la cocaïne n'est qu'un passe-temps pour chefs de gare.

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Elle ignorait encore la somme de nos croupissants abandons Sophie ! Une bande de ratés ! Nous l'admirions, vivante auprès de nous, rien qu'à se lever, simplement, venir à notre table, partir encore... Elle nous ravissait...

Et chaque fois qu'elle effectuait ces si simples gestes, nous en éprouvions surprise et joie. Nous effectuions comme des progrès de poésie rien qu'à l'admirer d'être tellement belle et tellement plus inconsciente que nous.

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Mais il n'y avait que moi, bien moi, moi tout seul, à côté de lui, un Ferdinand bien véritable auquel il manquait ce qui ferait un homme plus grand que sa simple vie, l'amour de la vie des autres.

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Ça allait peut-être un peu mieux qu'il y a vingt ans, on pouvait pas dire que j'avais pas fait des débuts de progrès mais enfin c'était pas à envisager que je parvienne jamais à moi, comme Robinson, à me remplir la tête avec une seule idée, mais alors une superbe pensée tout à fait plus forte que la mort et que j'en arrive rien qu'avec mon idée à en juter partout de plaisir, d'insouciance et de courage. Un héros juteux.

Plein moi alors que j'en aurais du courage. J'en dégoulinerais même de partout du courage et la vie ne serait plus rien elle-même qu'une entière idée de courage qui ferait tout marcher, les hommes et les choses depuis la Terre jusqu'au Ciel. De l'amour on en aurait tellement, par la même occasion, par-dessus le marché que la Mort en resterait fermée dedans avec la tendresse et si bien dans son intérieur, si chaude qu'elle en jouirait enfin la garce, qu'elle en finirait par s'amuser d'amour aussi elle, avec tout le monde. C'est ça qui serait beau ! Qui serait réussi !

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